C. Font - Un missionnaire martyr botaniste au Tibet, Jean-André Soulié (1858-1905)
La présente note résume quelques observations que je me suis faites en lisant l'étude historique entreprise par Christian Font pour faire mieux connaître Jean-André Soulié, missionnaire botaniste aux Marches du Tibet entre 1885 et 1905.
C. Font, historien, ancien maire de la commune de Saint-Juery où est né Jean-André Soulié en 1858, vient de publier la biographie de ce missionnaire moins connu que les Pères David, Delavay et Farges. Et pourtant, le responsable des collections végétales du Musée d'Histoire Naturelle de Paris, Adrien Franchet avait aussi beaucoup de considération pour l'œuvre scientifique de Jean-André Soulié. Il aimait désigner amicalement ces courageux missionnaires botanistes de haute volée "Les 4 mousquetaires". L'auteur invite le lecteur à découvrir le parcours de vie de son compatriote, oublié de notre histoire et souvent inconnu de la plupart d'entre nous.
Comment un fils de paysan aveyronnais peut-il devenir missionnaire botaniste aux marches du Tibet à la fin du XIXème ?
C'est une des questions initiales. Le territoire aveyronnais semble avoir façonné les structures rurales de l'Aveyron et les comportements des paysans-propriétaires. On comprend bien que les méthodes aratoires, qui n'ont pas beaucoup évoluées depuis l'Ancien régime, conduisent les communautés agricoles familiales à vivre en autarcie. L'achat d'un lopin de terre pour agrandir la petite exploitation peut se faire au détriment de l'amélioration de l'assolement et faire stagner le revenu agricole disponible. Destiner un enfant à la prêtrise constitue à l'époque, une des variables, entre autres, d'ajustement pour qu'elle survive. Le poids de l’Église sur les structures sociales en Rouergue et son influence sur les vocations missionnaires sont importants à l'époque. La doxa politique et religieuse y est encore plus prégnante que dans d'autres régions profondément catholiques et rurales. Les chiffres et les données historiques sont là. La convergence du retour de l’Église, après la turbulence de la Révolution française, et l'installation durable du Second Empire éclairent l'influence considérable de la politique gouvernementale et de la religion d'État, notamment sur la population rurale. La destinée religieuse de Jean-André semble toute tracée : jeune, il joue au séminaire la scène de son propre drame , l'appel de la science lui ouvre toutefois une fenêtre sur les chemins de la connaissance botanique bien au-delà du territoire du Rouergue. Sa mission sera l'occasion pour lui de prendre des sentes de traverse sur les pentes escarpées de l'aventure et de la liberté. C'est vrai aussi pour Armand David, Jean-Marie Delavay, Guillaume Farges, et bien d'autres ... C'est au Grand Séminaire de Rodez qu'il a entrevu ces perspectives.
Dans les pas de Jean-André Soulié
Le choix de l'auteur de se glisser dans les pas de Jean-André Soulié personnalise l'histoire des missionnaires au Tibet sans trahir celle-ci. Tout en restant neutre et scientifique, il rend ainsi cette histoire, notre histoire de France en Asie, plus attractive. A l'appui d'archives très volumineuses qui tiennent à l'organisation hiérarchique de l’église (le missionnaire ne doit cesser de faire des rapports circonstanciés à son évêque), principalement issues de la Société des Missions Étrangères de Paris, C. Font nous fait comprendre la façon de penser, d'être et d'agir de l'enfant aveyronnais puis de l'adolescent. Comment devenir missionnaire-martyr à l'autre bout du monde en pays païen ? Les programmes d'enseignement au Petit et Grand séminaire et le rigorisme des enseignants expliquent le cheminement vers le sacrifice possible de sa vie pour propager l'évangile. L'esprit est préparé, façonné, galvanisé durablement par le passage aux Missions Étrangères, rue du Bac à Paris. Les parents doivent aussi souffrir en silence, la séparation est imminente. Dans leur for intérieur ils savent qu'ils ne reverront plus Jean-André sauf miracle. Le chant patriotique et apostolique de Gounod, le célèbre organiste de l'institution religieuse, propulse le jeune Soulié vers une destination qu'il apprend à la dernière minute. Il s'agit du Tibet. Ce pays est en pleine tourmente sous la pression de l'Empire anglais (qui vient de démettre le roi Thibaw et la reine Supalayat à Mandalay [1885], poussant ainsi son emprise jusqu'à la frontière du Yunnan), de la Russie et de la France solidement installée au Tonkin et victorieuse dans la guerre contre l'Empire du milieu [1885], les Missions étrangères envoient de plus en plus de missionnaires en Asie. Le cuisant échec des missionnaires à Bonga [1868] dans la vallée de la Salouen ne serait-il qu'un accident de l'histoire ? Les perfectionnements incessants de l'invention de Robert Fulton et le percement du Canal de Suez réduisent considérablement la durée du voyage Marseille-Shanghai. Le nouveau contingent des missionnaires est là pour relever le défi. La nouvelle mission n'a plus rien à voir avec celle du Vendéen Perocheau, premier évêque au Sichuan au début du XIXème ou encore moins avec celle du Père Huc, (l'explorateur gascon acculturé au bouddhisme est pourtant le premier missionnaire arrivé aux portes du Potala [1846]) . Ce qu'il faut c'est surmonter à tout prix les erreurs commises à Bonga ! Bien que les missionnaires aient été expulsés violemment du Tibet, le Père Soulié et le Père Genestier qui voguent sur le même steamer [1885] sont persuadés qu'un jour ils iront à Lhassa pour porter la parole du Christ, quitte à y laisser leur vie. Ils espèrent bénéficier de l'appui inconditionnel des mandarins chinois en poste au Sichuan. Rien n'est garanti, leur attitude est régulièrement oscillante. Alors qui sait, les forces coloniales durablement stationnées au Tonkin pourraient sans doute leur venir en aide. Les missionnaires sont-ils conscients qu’ils peuvent être les éclaireurs des forces coloniales ? Toujours est-il que leur intervention n'est pas à l'ordre du jour du gouvernement français.
Avec beaucoup de talent C. Font nous fait partager la remontée du Yang-Tsé vécu par les deux confrères jusqu'aux portes du Tibet. L'auteur a l'art et la manière de reconstituer le plus fidèlement possible la progression. En l'absence de notes de voyage du jeune aveyronnais, l'auteur va puiser dans l'histoire d'autres missionnaires qui ont fait le voyage quelques années auparavant. Cela tient de la technique des grands romanciers fidèles à l'histoire. On entend le halètement du steam-boat, les rugissements hostiles de quelques riverains au passage des Européens, puis les cris des dizaines de bateliers sur les rives de halage pour faire remonter la jonque sur le fleuve impétueux, là où des prédécesseurs acheminant leur collecte vers l'Europe ont parfois perdu leurs précieuses malles remplies de spécimens de plantes ou de peaux d'oiseaux...
Chronique d'un martyr annoncé
Finalement ils vont arriver à Tatsienlou accueillis à bras ouverts par l'évêque. Là commence le séjour de Jean-André Soulié au pied de cet attracteur étrange qu'est le mystérieux Tibet alors que s'accentue le rejet de la présence européenne par une partie de la population , tandis qu'une partie des roitelets et des lamas jaunes nourrissent une haine féroce à l'égard des missionnaires perçus comme des envahisseurs perturbant l'ordre social féodal et l'emprise religieuse des lamaseries sur la population. Le Tibet est une théocratie marquée par le féodalisme. Jean-André Soulié est immédiatement confronté à cette dure réalité. Son presbytère est régulièrement caillassé. A cela s'ajoute l'omniprésence de brigands de grand chemin dont les exactions sont incontrôlées par les quelques autorités chinoises en poste aux confins du Tibet. La menace de la secte bouddhique des "Bonnets jaunes" conduit souvent Jean-André Soulié à se déplacer d'une chrétienté à l'autre, sur un vaste territoire situé principalement entre les 3 fleuves mythiques (Salouen, Mékong, Yang-Tsé) et Tatsienlou (aujourd'hui Kanding) . C'est là qu'il va ainsi exercer ses missions avec beaucoup de courage et de détermination sous les instructions de l'évêque en poste à Tatsienlou auprès des chrétientés précairement installées et dispersées : Chapa, Toungolo, Batang, Yerkalo, Tsékou, Yaregong. (l'Aveyronnais sait qu'une marche entre Tatsienlou et Tsékou peut représenter 800 à 1000 km selon circonstances). Cette extrême mobilité révélera chez lui des qualités de géographe reconnues ultérieurement par la Société française de géographie mais aussi de baroudeur infatigable (pour faire 10 km à vol d'oiseau il faut souvent faire 4 ou 5 jours de marche soit plus ou moins 100 km lorsqu’il n’est pas possible de traverser une voie fluviale par barque ou par une tyrolienne roulant sur une corde de bambou, tant pour les hommes, les marchandises que pour les mules). Seuls les temps d'accalmie sont propices à la christianisation et secondairement à la botanisation. Dans ses moments libres, J.-A Soulié, grand chasseur devant l’Éternel, organise avec ses aides, des chasses au gibier, mais aussi des chasses pour collecter des animaux destinés à l'étude de la faune pour le Muséum d'Histoire Naturelle de Paris. C'est au cours de ses longues escapades qu'il collecte de nombreuses plantes qu'il charge dans de grandes sacoches portées à dos de mules.
Jean-André Soulié, infatigable botaniste et baroudeur
A cet égard, son travail de collecte des végétaux est considérable. On parle de 7000 variétés. La rose du Père Soulié (rosier grimpant d'environ 4 m produisant de façon (trop) éphémère, ses magnifiques nuées de petites étoiles blanches venant du ciel, odoriférantes) ne doit pas faire oublier en effet l'étendue de son travail botanique. C. Font apporte dans un de ses chapitres des informations intéressantes à ce sujet, mais elles restent limitées par la nature même de l'ouvrage. Une étude approfondie reste à faire à partir de l'inventaire des herbiers constitués et rassemblés principalement par A. Franchet, mais aussi probablement à partir de l'herbier du « Flora orientalist » à Genève, et des registres d'entrée des graines expédiées à Vilmorin aux Barres. C'est d'autant plus nécessaire que parmi les plantes qu'il a collectées, certaines ont probablement disparu ou doivent être urgemment protégées. Je pense, par exemple, à Swertia souliei, comme bien d'autres plantes de la famille des gentianes telles Swertia mussoti - du nom du collègue de Jean André, le missionnaire martyr Mussot. Elles ont été collectées par notre botaniste en 1893 dans la principauté de Kiala près de Tatsienlou et de Toungolo dans les prairies alpines qui se situent à une altitude de 3 700 à 4 400 m . Utilisées en médecine traditionnelle chinoise, ces espèces souffrent d'une surexploitation et d'une réduction de ses habitats naturels et ont besoin d'une conservation urgente. Actuellement des équipes spécialisées en génétique étudient ces taxons pour mieux les préserver.
L'Aveyronnais se fait médecin et libérateur d'esclaves
Cette parenthèse permet d'évoquer le rôle médical important qu'ont pu jouer le vénérable Père Dubernard et l'impétueux et jeune abbé Soulié : munis d'une lancette ils vaccinaient de nombreux chrétiens contre la variole en période de pandémie. On peut s'interroger au passage sur l'origine des prescriptions médicales des missionnaires. On touche là du doigt un aspect culturel important, relatif à la diffusion des savoirs médicaux entre tibétains et missionnaires mais aussi aux rivalités probables entre guérisseurs locaux et « sorciers blancs » ! Il semble que les missionnaires utilisaient une pharmacopée occidentale, et pratiquaient une médecine européenne. Prudemment l'auteur nous apporte des réponses qu'il tient uniquement des sources écrites missionnaires.Mais s'étaient-ils appropriés les savoirs des guérisseurs tibétains qui aujourd'hui encore sont réputés pour leur bonne connaissance des vertus médicinales des plantes (sans parler de la pratique holistique de la médecine tibétaine) ? Toujours est-il que Jean-André passe pour "un grand sorcier blanc"... aux yeux de ses fidèles : incontestablement il sauve des vies.
Jean-André Soulié, comme ses collègues missionnaires aux Marches du Tibet apporte un mieux-être à un petit nombre de tibétains. Pour développer l'exploitation des petits domaines achetés par les missionnaires ceux-ci affranchissent des tibétains qui travaillent dans les grands domaines tenus principalement par les lamaseries. Les sources documentaires de l'auteur peuvent fixer une limite à la connaissance du phénomène de l'esclavage dans le système féodal tibétain. A ce jour de nombreuses études font état des formes de servage qui caractérisent la société tibétaine à l'époque de J.-A. Soulié. On peut imaginer que dans certains cas les missionnaires rachetaient à leurs propriétaires (lamaseries ou exploitants agricoles) non pas des esclaves, mais les dettes qui pesaient sur les petits paysans asservis souvent jusqu'à la fin de leur vie. Toujours est-il qu’ils pouvaient permettre aux parents d’espérer que leurs enfants n’aient plus de dettes à payer. Les orphelinats créés par les missionnaires étaient aussi un levier pour s'attirer les faveurs chrétiennes des plus modestes.
« Entre Jean-André Soulié dans le Panthéon des Pères de la Botanique au Tibet ! »
Comme le romancier qui s'éprend de son héros, C. Font a beaucoup d'estime pour l'enfant du pays. Mais il ne s'agit pas d'une hagiographie, loin de là, l'historien sait garder la bonne distance et exercer l'esprit critique vis-à-vis de "l'impétueux aveyronnais". L'auteur, nous le répétons, a fait le choix de se mettre dans ses pas , pour mieux nous faire comprendre sa manière de penser formée à la culture religieuse de l'épiscopat missionnaire (il faut "mourir en martyr pour prouver sa foi aux populations idolâtres"). J.-A. Soulié est nécessairement influencé par les politiques coloniales de l'Europe et particulièrement celle de la France basée au Tonkin. L'alliance entre le sabre et le goupillon est patente, Tibétains et Chinois en sont conscients. Un chapitre entier est consacré à l'incompréhension réciproque entre Tibétains et missionnaires. Il n'y a pas un soupçon d'accommodation culturelle entre eux. Sans apostasie de l' "autre" il n'y a pas de salut ! D'où la conclusion de l'auteur à l'adresse de Jean-André Soulié : il "s'est efforcé d'entretenir des relations amicales avec les populations, mais prosélyte intransigeant, convaincu de la supériorité de son univers religieux et imperméable au dialogue des religions, il a rarement fait preuve, dans ses rapports avec les autorités lamaïques , de sagesse, de pondération et de diplomatie". Par ailleurs rien n'accrédite l'idée qu'il ait voulu devenir martyr. Il s'est défendu bec et ongles... parfois avec son fusil et son revolver lorsqu'il était en situation de légitime défense ! Christian Font pointe aussi in fine les contradictions et l'aveuglement de la hiérarchie catholique de son temps pour mieux nous faire comprendre les imperfections de son compatriote mais aussi pour nous rappeler, s'il en était nécessaire, la démarche historique humaniste qu'il a entreprise en rédigeant son ouvrage consacré à cet homme de bonne volonté qui est aussi, tout simplement, "un homme digne de l'homme". Je perçois de la sorte cet ouvrage vivant comme une manière de rendre hommage à Jean-André Soulié. Il ne méritait certes pas d'être torturé, massacré et enseveli haineusement sous un tas de pierres.
Alors, 115 ans après son martyre, grâce à cet ouvrage, Jean-André Soulié entre dans le Panthéon des Pères de la Botanique au Tibet.
Jacques Chaplain, Les Jardins du Loriot, ce 15 août 2020.