Quelques vues et plantes du massif de Sima guang
Le massif est composé de multiples variétés de plantes recevant du soleil une bonne partie de la journée tout au long de l'année. Elles sont protégées à l'ouest par un grand bosquet d'un majestueux Phyllostachys nigra boryana. Vous pourrez reconnaître : Hedychium orange et jaune, Rosa roxburghii, Rosa moyesii, Rose d'Eliane (grimpant et remontant dans une pergola), Lonicera delavayi (grimpant remontant dans la deuxième pergola), Ficus ti-koua, Lobelia, Penstemons, Hisbiscus syriacus, Hibiscus moscheutos, Dalhias, Helianthus salicifolius, Paeonia luoyang, Paeonia suffructicosa, Sciadopythis verticillata (ou Koyamaki), une dizaine de variétés de géranium.
Autour de la hutte et dans le massif nous avons introduit des PIVOINES herbacées, arbustives et itoh pour souligner la place de ces "roses de Chine", symbole de la Chine ancienne et de Luoyang où Sima Guang avait son jardin de la Joie Solitaire.
Le Jardin chinois par C.-H. Watelet
Le présent texte est extrait de l'ouvrage de Watelet "Essai sur les Jardins" composé en 3 parties : son essai proprement dit sur les Jardins est suivi du Jardin chinois, puis du Jardin français rédigé sour la forme d'une Lettre à un ami, manière élégante de faire référence à son jardin de Moulin Joli).
Portrait du jésuite limousin et érudit Pierre-Martial CIBOT"Le Jardin chinois" correspond à une description du jardin de Sima Guang, homme politique et l'historiographe confucéen qui a vécu au XIe siècle. Ce texte est la reprise pure et simple de la traduction donnée par le missionnaire limousin Cibot en poste à Péking. Celle-ci figure à la fin du Tome 2 : Mémoires concernant les Chinois (ou Mémoires concernant les sciences, les arts, les moeurs et les usages des Chinois par les Missionnaires de Péking), ouvrage à succès publié à plusieurs reprises, l'édition de 1777 étant la plus connue. Nous le publions ici, car il est une source d'inspiration pour le jardin de Watelet, mais aussi une composante importante de l'esprit anglo-chinois des parcs anglo-chinois en France.
LE JARDIN CHINOIS
Que d'autres bâtissent des palais pour enfermer leurs chagrins et étaler leur vanité, je me suis fait une solitude pour amuser mes loisirs et causer avec mes amis. Un petit nombre d'arpents de terre ont suffi à mon dessein. Au milieu est une grande salle où j'ai rassemblé des livres pour interroger la sagesse et converser avec l'antiquité. Du côté du midi on trouve un salon au milieu des eaux qu'amené un petit ruisseau qui descend des collines de l'occident. Elles forment un bassin profond d'où elles s'épandent en cinq branches comme les griffes d'un léopard et sur leur surface des cygnes innombrables nagent à l'envi et se jouent de tous côtés.
Sur le bord de la première branche qui se précipite de cascades en cascades , s'élève un rocher escarpé dont la cime, recourbée et suspendue en trompe d'éléphant , soutient en l'air un cabinet ouvert destiné à prendre le frais et à voir les rubis dont l'aurore couronne le soleil à son lever.
La seconde branche se divise à quelques pas en deux canaux qui vont serpentant autour d'une galerie bordée d'une double terrasse, dont une palissade de rosiers et de grenadiers forme le balcon festonné. La branche de l'ouest se replie en arc vers le nord d'un portique isolé, où elle forme une petite île. Les rives de cette île sont couvertes de fables, de coquillages et de cailloux de diverses couleurs. Une partie est plantée d'arbres toujours verts, l'autre est ornée d'une cabane de chaumes et de roseaux, semblable à celles des pêcheurs.
Les deux autres branches semblent tour-à-tour se chercher et se fuir en suivant la pente d'une prairie émaillée de fleurs dont elles entretiennent la fraîcheur. Quelquefois elles sortent de leur lit pour former de petites nappes d'eau encadrées dans un frais gazon ; puis elles quittent le niveau de la prairie et descendent par des canaux étroits. Là elles s'engouffrent et se brisent dans un labyrinthe de rochers qui leur disputent le passage. Là, elles mugissent, elles écument et fuient en ondes argentines dans les tortueux détours, où elles sont forcées de se précipiter.
Au nord de la grande salle sont plusieurs cabinets placés au hasard, les uns sur des monticules qui surmontent d'autres hauteurs , comme une mère s'élève au-dessus de ses enfants, les autres collés à la pente d'un coteau ; plusieurs occupent les petites gorges que forme la colline , et ne sont vus qu'à moitié. Tous les environs sont ombragés par des bosquets de bambous touffus entrecoupés de sentiers sablés où le soleil ne pénètre jamais.
Du côté de l'orient s'ouvre une petite plaine divisée en plates-bandes carrées et ovales qu'un bois de cèdres antiques défend des froids aquilons. Ces plates-bandes sont remplies de plantes odoriférantes, d'herbes médicinales, de fleurs et d'arbrisseaux. Le printemps et les vents agréables ne sortent jamais de cet endroit délicieux. Un petit bois de grenadiers, de citronniers et d'orangers toujours chargés de fleurs et de fruits, en termine le coup d'œil à l’horizon, et le sépare du reste des jardins au midi. Dans le milieu est un cabinet de verdure où l'on monte par une pente insensible qui en fait plusieurs fois le tour, comme les volutes d'une coquille, et qui arrive, en diminuant, au sommet du tertre sur lequel il est placé. Les bords de cette pente sont tapissés de gazons qui forment des sièges de distance en distance pour inviter à s'asseoir et à considérer le parterre sous les différents points de vue qu'il peut offrir.
A l’occident, une allée de saules à branches pendantes, conduit au bord d'un large ruisseau qui tombe à quelques pas du haut d'un rocher couvert de lierre et d'herbes sauvages de diverses couleurs. Les environs n'offrent qu'une barrière de rochers pointus, bizarrement assemblés, qui s'élèvent en amphithéâtre d'une manière sauvage et rustique. Quand on arrive au bas, on trouve une grotte profonde qui va en s'élargissant peu-à-peu, et forme une espèce de salon irrégulier, dont la voûte s'élève en dôme. La lumière y entre par une ouverture assez large, d'où pendent des branches de chèvrefeuille et de vigne sauvages. Ce salon est un asile contre les brûlantes chaleurs de la canicule. Des rochers épars çà et là, et des espèces d'estrades creusées dans l'épaisseur de son enceinte, en font les sièges. Une petite fontaine qui fort d'un des côtés, remplit le creux d'une grande pierre, d'où elle tombe en petits filets sur le pavé; là, après avoir serpenté entre les fentes qui l’égarent, ses eaux se réunissent dans un réservoir préparé pour le bain.
Ce bassin s'enfonce sous une voûte fait un petit coude, et va se décharger dans un étang qui est au pied de la grotte. Cet étang ne laisse qu'un sentier étroit entre les rochers bizarrement amoncelés qui en forment l'enceinte. Un peuple de lapins les habite, et rend aux poissons innombrables de l'étang, toutes les peurs qu'on lui donne.
Que cette solitude est charmante ! La vaste nappe d'eau qu'elle présente est toute semée de petites îles de roseaux. Les plus grandes sont des volières remplies de toute sorte d'oiseaux. On va aisément des unes aux autres par d'énormes cailloux qui sortent de l’eau, et par des petits ponts de pierre et de bois distribués au hasard, les uns en arc et en ligne droite, les autres faisant divers contours, selon le lieu où ils se trouvent placés. Quand les nénuphars dont les bords de l'étang sont plantés, donnent leurs fleurs, il paraît couronné de pourpre et d’écarlate, comme l’horizon des mers du midi quand le soleil y descend.
Il faut se résoudre à revenir sur ses pas, pour sortir de cette solitude, ou franchir la chaîne de rochers escarpés qui l'environnent de toutes parts. La Nature a voulu qu'ils ne fussent accessibles qu'à une pointe de l'étang , qui semble les avoir fait plier devant ses eaux , pour s'ouvrir un passage entre les saules , et percer de l'autre côté en s'y précipitant avec bruit. De vieux sapins cachent encore cet enfoncement, et ne laissent voir au-dessus de leur sommet que des pierres qui ressemblent à des ruines ou à des troncs d'arbres brisés.
On monte au haut de ce rempart de rochers par un escalier étroit et rapide, qu'il a fallu creuser avec le pic, dont les coups font encore marqués. Le cabinet qu'on y trouve pour se reposer, n'a rien que de simple ; mais il est assez orné par la vue d'une plaine immense où le Kiang serpente au milieu des villages et des rizières. Les barques innombrables dont ce grand fleuve est couvert, les laboureurs épars çà et là dans les campagnes, les voyageurs qui remplissent les chemins, animent ce beau paysage ; et les montagnes couleur d'azur qui le terminent à l'horizon, reposent la vue et la recréent.
Quand je suis lassé de composer et d'écrire, au milieu des livres de ma grande salle, je me jette dans une barque que je conduis moi-même , et vais demander des plaisirs à mon jardin : quelquefois j'aborde à l’île de la pêche , et muni d'un large chapeau de paille contre les ardeurs du soleil , je m'amuse à amorcer les poissons qui se jouent dans l'eau , et j'étudie nos passions dans leurs méprises. D'autres fois le carquois sur l'épaule et un arc à la main, je grimpe au haut des rochers ; et de là épiant en traître les lapins qui sortent, je les perce de mes flèches à l'entrée de leurs trous. Hélas ! plus sages que nous, ils craignent le péril et le fuient. S'ils me voyaient arriver, aucun ne paraîtrait. Quand je me promène dans mon parterre, je cueille les plantes médicinales que je veux garder : si une fleur me plaît, je la prends et je respire son odeur ; si une autre souffre de la soif, je l'arrose, et ses voisines en profitent. Combien de fois des fruits bien mûrs m'ont-ils rendu l'appétit que la vue des mets recherchés et trop abondants m'avait ôté. Mes grenades ne font pas meilleures pour être cueillies de ma main ; mais je leur trouve plus de goût, et mes amis à qui j'en envoie, les préfèrent. Vois-je un jeune bambou que je veux laisser croître, je le taille ou je courbe ses branches, et les entrelace pour dégager le chemin. Le bord de l'eau, le fond d'un bois, la pointe d'un rocher, tout m'est égal pour m'asseoir. J'entre dans un cabinet pour voir mes cigognes, faire la guerre aux poissons ; et à peine y suis-je entré qu'oubliant le destin qui m’amène, je prends mon qin, et je provoque les oiseaux d'alentour.
Les derniers rayons du soleil me surprennent quelquefois considérant en silence les tendres inquiétudes d'une hirondelle pour ses petits, ou les ruses d’un milan pour enlever sa proie. La lune est déjà levée, que je suis encore assis. C'est un plaisir de plus. Le murmure des eaux, le bruit des feuilles qu'agite le zéphire, la beauté des cieux me plongent dans une douce rêverie. Toute la Nature parle à mon âme, je m'égare en l'écoutant, et la nuit est déjà au milieu de sa course, que j'arrive à peine sur le seuil de ma porte. Quand le sommeil me suit, quand les rêves m’éveillent, j'y gagne de devancer l’aurore, et d'aller voir du haut d'une colline les perles et les rubis qu'elle sème sur les pas du soleil.
Mes amis viennent interrompre ma solitude, me lire leurs ouvrages et entendre les miens. Je les associe à mes amusements. Le vin égare nos frugaux repas, la Philosophie les assaisonne ; et tandis que la cour appelle la volupté, caresse la calomnie, forge des fers et tend des pièges, nous invoquons la sagesse, et lui offrons nos cœurs. Mes yeux sont toujours tournés vers elle. Mais hélas ! ses rayons ne m'éclairent qu'à travers mille nuages. Qu'ils se dissipent, fût-ce par un orage; cette solitude sera pour moi le temple du Plaisir. Que dis-je ? Père, époux, citoyen, homme de lettres, je me dois à mille devoirs, ma vie n'est pas à moi. Adieu, mon cher jardin, adieu. L'amour du sang et de la patrie m'appelle à la ville. Garde tous tes plaisirs pour dissiper bientôt mes nouveaux chagrins et sauver ma vertu de leurs atteintes.
Cette pièce [précise C.-H. Watelet] est du célèbre Sée-ma-Kouag, un des plus illustres Historiographes de Chine, et des plus grands Ministres depuis Confucius. On voit par les détails qu'on vient de lire, que dans tous les lieux et dans tous les temps la sagesse est la consolation des hommes instruits ; l’amitié, leur plus grand bonheur ; l'étude, leur plus vrai plaisir. Cette description renferme d'ailleurs un caractère et un costume étrangers qui peuvent intéresser la curiosité. Le tableau qui suit n'est qu'un tableau dessiné d'après une nature agréable ; mais ceux qui aiment ce genre de peinture, ne dédaignent pas quelquefois une étude fidèle, tracée même par une main inconnue.
1ère énigme : Comment Watelet a-t-il eu connaissance de l'Essai de Sima Guang avant sa publication en France ?
L'essai sur les jardins de Watelet est publié en 1774. Le texte sur Sima Guang est paru en 1777 dans le vol II des "Mémoires concernant les Chinois" . John Finlay, chercheur associé du CNRS précise dans son livre sur "Henri Bertin and the Représentation of China in Eighteen Century - France" dans quelles circonstances le texte de Cibot est parvenu en France vers 1770. Dans l'introduction du texte dans les "Mémoires concernant les Chinois" l'éditeur précise "Cette Note est extraite d'une Descripton de Yuen-ming-yuen, envoyé de Pé-king, il y a quelques années, avec les dessins." Effectivement vers 1770 des gouaches représentant 40 vues du Jardin des Jardins de l'empereur (Yuanmingyuan) accompagnées de la description du parc avaient été envoyées à Bertin, ministre de Louis XV. Il les avait fait assembler sous forme d'un album intitulé "Haitien, Maison de Plaisance de l'Empereur de Chine" . On peut s'interroger sur la question de savoir comment C.-H. Watelet a pu se procurer une copie du texte sur le Jardin de la Joie Solitaire et s'il a vu l'album des gouaches.
Une des 40 gouaches du Jardin des Jardins réunies en un album
Extrait de l'album des 40 vues de Yuan Ming Yuan (consultable sur Gallica)
Rien ne laisse entendre que Watelet, héritier d'une charge de fermier général cotoyait le cercle de sociabilité d'Henri Bertin, ancien contrôleur des finances, admirateur de la culture chinoise et grand amateur d'art.
2ème énigme : Comment se fait-il que le texte de Cibot sur les jardins soit plus important que l'original ?
Le Poème, traduit par le Père Cibot sur le Jardin de Sima Guang et que reprend fidèlement C.-H. Watelet, est en effet plus volumineux que le texte original intitulé par Sima Guang "Essai sur le jardin de la joie solitaire" . Il est vraisemblable, que le texte du XVIIIe siècle reprennne, au moins en partie, l'Essai écrit par Sima Guang et ses 7 poèmes correspondant à 7 espaces qui composaient son jardin. Manifestement, au fil des siècles, l'original a été, nous allons le voir plus loin, recopié et annoté à de multiples occasions. Quels textes du "Jardin de la joie solitaire" sont arrivés dans les archives de l'empereur au XVIIIe siècle ? A cette époque il avait en effet ordonné de rechercher toutes les sources historiques d'inspiration pouvant permettre, aux architectes chinois de réaliser le "Jardin des Jardins" selon ses souhaits. Des peintures antérieures au XVIIIe siècle représentant le Jardin de Sima Guang ont vraisemblablement figuré, accompagnées de textes et d'annotations multiples sur colophon, dans les archives impériales. Ce qui pourrait expliquer que Cibot, proche de la cour, soit tombé sur le texte qu'il a entrepris ensuite de traduire.
Clin d'œil : Le Père Cibot et les Jardins de Versailles
Au passage J. Finlay souligne dans son ouvrage sur Bertin la critique de Cibot à l'égard de la magnificence excessive des Jardins de Versailles. La charge est plus nuancée mais de même veine que cette de Saint-Simon ! En contrepoint, l'Essai et le Jardin de Moulin Joly tout comme la poésie de Mme du Bocage publiée plus tard est une autre manière d'exprimer à quel point le jardin de la joie solitaire du lettré Sima Guang a été un art de vivre qui puise tout simplement sa source dans la sagesse, l'amicalité et l'instruction.
Avant de remonter au temps de Sima Guang et de poursuivre l'enquête sur la transmission des textes de Sima Guang et des représentation de son jardin , nous vous invitons à lire l'imitation qu'a faite Mme du Bocage du texte traduit par le Père Cibot.
Le Jardin chinois de Sima Guang vu par Mme du Bocage
Les Mémoires concernant les Chinois ont eu un grand retentissement parmi les gens de lettres, les lecteurs et savants en France du Siècle des Lumières. En 1785, Madame Anne-Marie du Bocage (salonnière et auteure de talent) , malgré son âge avancé (83 ans) , s'est amusée, comme elle l'écrit dans une lettre à un correspondant, à mettre en vers quelques unes des poésies chinoises transcrites dans les fameux Mémoires. C'est un vrai bonheur de lire l'imitation qu'elle a faite du Jardin de Sima Guang qu'avait traduit quelques années plus tôt Pierre-Martial Cibot, le savant jésuite en poste à Pékin en tant que jardinier-horloger de l'empereur. Nous donnerons prochainement une traduction des textes écrits par Sima Guang sur son jardin et publiés dans une anthologie des écrits sur les jardins chinois éditée par Dumbarton Oaks. Il est frappant de voir comment Mme du Bocage a su restituer l'esprit du jardin du fameux lettré sans avoir pu consulter les textes originaux.
LE JARDIN DU SAGE SÉE - MA-KOUANG (1).
Imité du Chinois (2).
Pour cacher leurs chagrins, ou montrer leur richesse,
Que tant d'ambitieux élèvent des Palais ;
Moi, j'ai fait un réduit pour respirer en paix,
Y loger mes amis , y chercher la sagesse:
Trente arpents ont suffi pour ce noble projet.
Au centre des Jardins est un Salon d'étude ;
Par les Livres choisis dont j'y fais mon objet,
L'esprit de nos aïeux vit dans ma solitude ;
Avec eux je converse, et trouve en leurs écrits
Des maximes, des mœurs dont mon cœur est épris :
L'amour du bien public, le respect des ancêtres ;
Le fils soumis au père, et l'esclave à ses maîtres.
Tandis que je contemple un si touchant tableau ,
Quelquefois, sans dessein, cherchant des lieux champêtres,
Je me trouve arrêté par le lit d’un ruisseau ;
Je suis son doux murmure, et je vois dans sa course
Former un labyrinthe où l'onde, en cent détours,
Coule au midi , serpente, et revient vers la source :
Des cygnes, qu’on admire, y chantent leurs amours.
Plus haut , sur un rocher d'où l'eau tombe en cascade,
S'élève en pointe un Kiosk (4) que soutient une arcade ;
L'art joint à la nature, y charme l’œil surpris.
Sur le penchant du mont, de terrasse en terrasse,
La grenade au jasmin en cercles s’entrelace:
Et forme, pour appui, des treillages fleuris.
Quel terrain éclatant au pied de ces collines!
Un sable émaillé d'or, peint des couleurs d'Iris,
Entoure un lac où l'art mit des plantes marines,
Et sur un coquillage en fit naître à son gré :
Un côté de ce lac de roseaux est paré ;
L'autre, sous des bambous présente une chaumière
Où le pêcheur adroit peut serrer la moisson.
L'eau qui sort du bassin coule dans un vallon,
Où la chute d'un roc qui lui sert de barrière,
L'oblige d'arroser des gazons toujours verts :
Après de longs circuits , l’onde écume , s'agite;
Sous un antre profond enfin se précipite,
Et ce fracas qui plaît, retentit dans les airs.
En quittant ces vallons, vers le Nord on admire,
Un monument qu'ici j’aurais peine à décrire ;
La base est un triangle, et son toit est carré ;
Cent sonnettes d'airain ornent son front doré.
Un autre en rond s'élève, et sur ce belvédère,
Par un balcon tournant on arrive à son gré.
De-là, quand le soleil quitte notre hémisphère,
L'instant du crépuscule, où s'éteint la lumière,
Nous peint tous les objets sous un aspect nouveau.
Notre âme a plus d'effort dans l'ombre et le silence;
L'immensité l'étonne, et l'homme instruit, qui pense,
Ne voir que son néant dans ce vaste tableau.
Au Levant, à l'écart, se trouve une contrée
Où d'utiles parfums préviennent nos devoirs;
Jamais de cet enclos ne sortent les Zephirs ;
Les bois aux Aquilons en défendent l'entrée;
Et ces bois, d'orangers, citronniers, grenadiers,
Pleins de fleurs et de fruits en tous temps prêts d'éclore,
Terminent ces beaux lieux, où naît ici l'Aurore.
Des vallons au Couchant, plantés de peupliers ;
Laissent voir sur les monts des débris de portiques :
Le temps en a détruit les ornements rustiques; .
Mais ce champ pittoresque offre un riche horizon;
Une grotte au-dessous s'arrondit en salon ;
La voûte à la lumière ouvre un large passage,
D'où sort, en serpentant, une vigne sauvage :
Là, dans la canicule , à l'abri du soleil,
Sur un sofa de mousse, orné par la Nature,
On vient prendre le frais et goûter le sommeil :
Un jet-d'eau, dont à peine on entend le murmure,
Y creuse, goutte à goutte, un vase propre au bain ;
Sous la voûte cette eau se pratique une issue,
Et sortant du rocher, forme un vaste bassin :
Séjour délicieux, où tout plaît à la vue !
Des poissons peints en pourpre y brillent sous les eaux,
Les nénuphars fleuris en parent le rivage,
Et dans l'air on y voit voltiger mille oiseaux.
Une autre île, à mes vœux promettant plus d'ombrage,
Un nouveau charme accroît mes désirs curieux ;
J'y vole, et des cailloux le mobile assemblage,
Retarde en vain mes pas. Mais pour quitter ces lieux,
Le vallon n'a d'ouvert qu'un tortueux passage ;
Un seul sentier conduit au sommet des coteaux :
Là, sur de simples murs, s'offre un toit de roseaux,
L'art n'avait nul besoin d'en orner la structure ;
On y découvre au loin l'aspect de la nature,
Ce spectacle suffit pour charmer les regards;
Du monde, en raccourci, ces champs montrent l'image.
Que vois-je ? un fleuve (5) immense en deux bras se partage ;
Son cours majestueux porte de toutes parts
Tous les mets et les biens dont on chérit l'usage ;
Il nourrit les Cités ; on voit de leurs remparts
Cent barques sur les flots, et sur ce beau rivage
Des bergers, des troupeaux, et d'heureux moissonneurs.
La mer et l’horizon, peints de mille couleurs,
Terminent au Midi ce vaste paysage.
Dans mon Salon d'étude, au sein de mon jardin,
Quand j'ai trop réfléchi sur les Livres que j'aime,
Mon lac m'offre un esquif : je le conduis moi-même,
Et jouis, en ramant, des charmes du matin.
Si le soleil paraît, je cherche un lieu plus sombre.
Sous un chapeau de paille , où ma tête est à l'ombre,
Assis sur des gazons, à l'abri d'un bosquet,
Je charme mes loisirs par la pêche au filet,
Et contemple les jeux des habitants de l'onde.
Armé de mon carquois, souvent je suis en vain
La fugitive proie où mon espoir se fonde ;
Ou plus heureux, j'immole ou le cerf, ou le daim.
Hélas ! ces animaux, plus sages que les hommes,
Connaissant le danger, évitent d'y tomber ;
Et nous, des passions esclaves que nous sommes,
Leur faux bien, qui nous luit, nous y fait succomber,
Si je trouve en passant un baume salutaire,
Je le cueille avec soin ; et si, dans mon parterre,
Une fleur me séduit, j'en savoure l'odeur :
L'autre a soif, je l'arrose ; et la plante voisine
Profite des secours qu'à d'autres je destine.
Combien de fois mes fruits m'ont-ils, pour mon bonheur,
Rendu le goût perdu par le luxe des tables !
Quoi ! cueillis par mes mains en font-ils plus exquis ?
Non : mais leurs jus divers m'en sont plus agréables,
Et les dons que j'en fais charment plus mes amis.
Vois-je un jeune bambou , j'en taille le feuillage.
La pointe d'un rocher, un bois, un beau rivage,
Au repos tout m'invite ; et sur le bord des eaux
J'aime à voir le brochet y pêcher à la nage.
A peine suis-je assis, que, lassé du repos,
Je charme avec mon kin (6) les oiseaux que j'appelle ;
J'examine leurs mœurs, et le soleil couchant
M'a vu plus d'une fois suivre dans l'hirondelle
De l'amour maternel le soin vif et touchant,
L'adresse d'un milan, et l'oiseau qu'il enlève.
Je reste encore assis, et la lune se lève,
Disais-je à nos échos... Hé bien, ce doux flambeau,
Donne à cette retraite un coloris nouveau.
Le murmure des eaux, le bruit sourd des feuillages,
Et la terre & les cieux, tout parle à mes esprits.
J'écoute, je m'égare ; en quittant ces rivages
La nuit s'avance, et l'air glace mes sens surpris.
N'importe ; à pas comptés j'arrive à ma demeure,
J'y cherche le sommeil, s'il me fuit d'heure en heure,
Ou qu'un rêve m'éveille, alors je vois les cieux
S'embellir des rubis qui font briller l'aurore.
Quelquefois mes amis viennent dans ces beaux lieux,
Partager mes plaisirs ou les y faire éclore,
Me lire leurs écrits , entendre aussi les miens,
De la Philosophie exalter les vrais biens,
Et d'un repas frugal goûter en paix les charmes ;
Et tandis que la Cour cherche la volupté
Que le vice en faveur rit de la probité,
Et que l'ambitieux vit le coeur plein d'alarmes,
Nous cherchons la sagesse : hélas ! mes faibles yeux
L'aperçoivent à peine à travers un nuage.
Puisse-t-ils s'éclaircir, même par un orage !
La solitude alors remplirait mon espoir.
Que dis-je ? Père, Epoux, Lettré, chargé d'affaires,
Ma vie est-elle à moi ? Non. Faisons mon devoir.
Loin d'ici tout m'appelle : adieu , bois solitaires.
Je dois à mon pays compte de mes loisirs :
Adieu, mon cher Jardin, objet de mes désirs ;
Si de mes jours l'envie empoisonne la course,
Pour m'en dédommager garde-moi ces plaisirs :
Bientôt, dans mes ennuis, tu seras ma ressource.
Notes de Mme du Bocage : (1) Ministre des Empereurs Jen-tsoung, Yng-ifoung, vers l'an 1060 à 1086.
(2) Mém. concernant les Chinois. Paris, Nyon l'aîné, Tome 2, pag. 643. (3) Pavillon chinois
(4) Le Kiang, Fleuve de Chine [Il s'agit du Fleuve jaune puisque le jardin de Sima-guang se trouvait à Luoyang]
(5) Instrument de musique des Chinois
Sima guang et son Jardin de la Joie Solitaire
Sima-Guang (1019-1086) a été à la fois un grand historien, un érudit confucianiste, un lexicographe et un homme politique de haut rang. Il fût un temps chef de cabinet des ministres. Représentant de la faction conservatrice, Sima Guang finit par être en désaccord avec les réformes de Wang Anshi entouré de jeunes fonctionnaires, imposées brutalement, et décide de prendre sa retraite. Pour atténuer sa déception des rouages politiques, ou s'en faire une raison, il crée un jardin en 1073, non pas en pleine campagne, mais dans les faubourgs même de Luoyang, l' une des 4 cités impériales. Il y a mené, pendant 15 ans, à la fois une vie d'érudit (écriture, au cours de ses séjours au Jardin de la Joie solitaire du "Miroir général pour aider le gouvernement", monumentale Histoire de la Chine écrite collectivement,avec le soutien de l'empereur) et une vie faite des joies simples au contact de la nature. Cette retraite ne l'a pas empêché de revenir au pouvoir notamment pour abroger des réformes imposées brutalement par ses prédécesseurs. Le texte "Jardin chinois " publié par l'éruditmissionnaire Pierre-Martial Cibot en poste à la cour impériale de Pékin entre 1760 et 1780, année de sa mort, est la traduction de l'essai de Sima Guang Du Le Yuan, ou le Jardin de la Joie Solitaire, et vraisemblablement des 7 poèmes qui l'accompagnent. Il explique comment il peut distraire son esprit et son corps de son travail d'érudit mais aussi des vicissitudes de la vie politique. Son jardin est situé non loin de sa résidence principale à Luoyang. C'est pour lui un asile, un refuge original où il peut se livrer à quelques extravagances et luxes : il dispose dans son "petit jardin" (1 ha et demi) d'un cabinet de lecture avec des milliers d'ouvrages (5000), d'une île, d'un espace floral, d'un jardin de plantes médicinales... Dans ce havre de pays il recevait ses amis, d'autres lettrés, mais aussi des voyageurs amateurs de jardins.
Les 7 poèmes précisent que son Jardin de la Joie Solitaire était structuré en 7 parties : 1 - La salle de lecture (dushu tang), 2 - Le pavillon des jeux aquatiques (nongshui xian), 3 - La hutte de pêche (diaoyu an), 4 - L'aire de plantation des bambous (zhongzhu zhai), 5 - Les parcelles pour la cueillette des herbes médicinales (caiyao pu), 6 - Le pavillon pour les soins à apporter aux fleurs (Jyaou pu) 7 - Le belvédère pour admirer les montagnes (jianshan tai). Chaque partie de la composition était dédiée à un personnage du passé pour lequel Sima Guang avait beaucoup d'estime. Ainsi le cabinet de lecture est associé à un savant, qui a promu, il y a plus de mille ans, le confucianisme comme éthique politique gouvernementale. Le Pavillon des jeux aquatiques fait référence à un poète, tandis que hutte du pêcheure a les honneur d'un empereur. Le Pavillon des bambous évoque le talent d'un calligraphe. La mémoire d'un vendeur-herboriste réputé sur le marché de Chang'an est honorée des carrés de plantes médicinales, au nombre de 120 (chacun étant attribué à une seule variété), qu'affectionnait particulièrement Sima Guang. Les soins par les plantes avaient avec toutes les faveurs de Sima Guang. Usé par son travail arrassant d'historiographe il ressentait le besoin de prendre soin de lui. Dans ce sens la peinture de Qiu Ying le représentant dans une hutte de bambou, allongé sur sur peau de tigre, au milieu de son jardin de plantes médicinale témoigne de cette préoccupation. Le pavillon des soins apportés aux fleurs est dédié encore à un grand poète du temps passé.
Enfin le nom même de "Belvédère pour admirer les montagnes" fait allusion à un couplet d'un des poètes ermites les plus vénérés en Chine, Tao Yuanming alias Tao Quian (365-427) , profondément inspiré par le taoïsme. L'un des poèmes de Tao Qian parle de la sensation de voir des montagnes lointaines depuis un site moins isolé :
"J'ai construit ma hutte au milieu des autres,
mais il n'y a pas de brouhaha de chevaux et de charrettes.
Vous vous demandez comment est-ce possible ?
Lorsque votre esprit est loin, l'endroit est naturellement éloigné.
En cueillant des chrysanthèmes près de la haie orientale, je vois au loin les sommets du sud.
L'air de la montagne est merveilleux, de jour comme de nuit ; je reviens avec les oiseaux en vol.
En cela, il y a un vrai sens ; j'aimerais en discuter, mais j'ai déjà oublié les mots."
Manifestement les poètes choisis par le lettré-jardinier Sima Guang ont donné un sens singulier à son Jardin de la Joie. Et grâce aux échanges culturels entre le ministre Bertin (sous Louis XV et plus brièvement sous Louis XVI) et les Missionnaires en poste à Péking les cercles de sociabilité des amateurs d'art et de jardins en France ont pu se familiariser avec l'art des jardins chinois. C'est ainsi que l'asile de Sima Guang a inspiré l'esprit du jardin de Claude Henri Watelet : Colombes n'était pas loin du cœur de Paris, il s'y réfugiait avec son égérie Marguerite Leconte. Dans son jardin situé sur une des îles Marantes, il y recevait toutefois aussi ses amis, ses relations, il acceptait également la visite des touristes amateurs de jardins puisque Moulin-Joly figurait sur les guides touristiques de l'époque. Si le jardin de Moulin-Joly n'a rien à voir avec un jardin anglo-chinois, en revanche l'intérêt qu'a porté Watelet à l'art des Jardins chinois dans son Essai sur les Jardins peut se retrouver dans sa manière de faire des références à des personnages de l'histoire. L'académien montre un autre point commun avec Sima Guang : ils sont tous les deux des lettrés réfugiés dans leur havre de paix pour échapper aux vicissitudes de la vie citadine.
... peint par Wen et Qiu Ying
Sans l'essai et les 7 poèmes sur Le Jardin de la joie solitaire, son jardin serait à jamais disparu de la mémoire collective car son jardin ne lui a pas longtemps survécu . A partir des textes de Sima Guang, plusieurs peintres ont tenté de représenter son jardin, dans son esprit, sa composition pittoresque et son organisation spaciale.
Aux XVIe siècle deux peintres célèbres de la fameuse école Ming des “Quatre Maîtres” (明四家) vont faire revivre l'esprit et plusieurs scènes du jardin-refuge de Sima Guang. Partageant avec lui très probablement des sentiments proches de désillustion ou de déception, les deux artistes peintres vont expimer le plaisir, au contact de la nature, de la distanciation avec la vie publique.
L'œuvre de Wen Zhengming
Portrait de Wen ZhengmingWen Zhengming (文徵明, 1470-1559), est un peintre, calligraphe et érudit de premier plan de la dynastie Ming. Il a aspiré pendant de nombreuses années à une carrière dans la fonction publique. Après avoir échoué plusieurs fois aux examens de la fonction publique de la capitale, il est finalement recommandé en 1523 comme académicien à la cour. Plus tard, cependant, les différences entre la vie de fonctionnaire et ses idéaux personnels l'ont conduit à démissionner en 1526 et à retourner dans sa ville natale, où il a consacré sa vie à la poésie, à la calligraphie et à la peinture.
Wen Zhengming a eu l'occasion de voir le tableau de Liu Songnian (1174-1224) représentant le Jardin de la Joie Solitaire (la localisation de l'œuvre est actuellement inconnue). Cette œuvre est une représentation faite à partir des textes de Sima Guang qui sont associés sur colophon. Wen note l'élégance et l'utilisation de la couleur. Il remarque également les sentiments élevés qu'il inspire et il est persuadé qu'il s'agit d'un trésor.
Petit détour : Wen, hôte du 'Jardin de l'humble fonctionnaire'
xxx + image du Jardin de l'humble fonctionnaire
L'œuvre de Qiu Ying
Le Musée d' Art de Cleveland aux USA est dépositaire d'une œuvre originale réalisée par le peintre de la dynastie Ming, Qiu Ying 仇英 (né entre 1494 et 1510 et mort entre 1551 et 1552) représentant les 7 parties du Jardin de la Joie Solitaire 獨樂園圖 de Sima Guang. Cette peinture à l'encre et couleurs sur soie est évocatrice de l'esprit et de l'organisation spaciale du jardin de l'historiographe, d'autant plus qu'elle est accompagnée de textes calligraphiés par Wen Zhengming (qui a aussi représenté le jardin de Sima Guang), relation de Qiu Ying qui reprennent en partie l'essai et les 7 poèmes de Sima Guang auxquels est adjoint un poème de Su Shi . Ces textes (sur colophons) qui entourent l'œuvre de Qiu Ying, nous éclairent, à la fois, sur les écrits et le jardin de Sima Guang, dans le miroir chinois de l'époque. Cette œuvre nous aide à comprendre aussi la transmission des savoirs entre le XIe siècle en Chine et celui des Lumières en France.
Le rouleau de soie (textes et peinture) le Jardin de la Joie Solitaire mesure 27,8 x 381 cm. La peinture sur soie est datée de 1552 tandis que les textes calligraphiés datent de 1558.
Petite histoire d'une belle retrouvaille entre les textes de Sima Guang et la peinture de Qiu Ying
Il est possible que le peintre Shishou (Qiu Ying) ait composé ce tableau d'un seul tenant à partir de 7 peintures antérieures représentant les 7 jardins de Sima Guang. De toute façon, Qiu Ying a pris la liberté d'assembler les séquences dans l'ordre différent de la publication des 7 poèmes pour assurer esthétiquement les transitions de façon plus harmonieuse et concordante entre les 7 scènes.
L'œuvre peinte par Qiu Ying date de l'année de sa mort, mais les textes calligraphiés en 1558 n'ont été rassemblés qu'en 1644. L'œuvre originale avait été achetée par un mécène, probablement lors de sa création. Et les textes de Sima Guang calligraphiés par Wen Zhengming avaient été achetés par le père de ce mécène ! Son petit-fils, propriétaire du rouleau peint par Qiu Ying, a eu la chance de retrouver chez un ami les textes de Sima Guang calligraphiés qui en avait fait l'acquisition après dispersion. C'est ainsi que le fils du mécène a tout fait pour racheter la calligraphie qu'avait acquise son grand-père. De la sorte les textes calligraphiés ont pu être associés enfin à l'œuvre originale qui, désormais, se trouve au Musée d'Art de Cleveland.
Quelques mots sur Qiu Ying
Qiu Ying (chinois : 仇英 ; pinyin : Qiú Yīng ; Wade-Giles : Ch'iu Ying ; 1494 ? - 1552) était un peintre chinois spécialisé dans la technique du pinceau Gong bi. Le nom de courtoisie de Qiu Ying était Shifu (实父), et son pseudonyme était Shizhou (十洲). Il est né dans une famille de paysans à Taicang (太仓 - actuellement dans la province du Jiangsu) et a étudié la peinture sous la direction de Zhou Chen à Suzhou. Bien que l'école Wu de Suzhou ait encouragé la peinture au lavis d'encre, Qiu Ying a également peint dans le style vert-bleu. Il a peint avec le soutien de riches mécènes, créant des images de fleurs, de jardins, de sujets religieux et de paysages à la mode de la dynastie Ming. Il a incorporé différentes techniques dans ses peintures et a acquis le soutien de quelques mécènes fortunés. Son talent et sa polyvalence lui ont permis d'être considéré comme l'un des quatre maîtres de la dynastie Ming. (Source :Wikipedia.en)
Qiu Ying a représenté le jardin de l'érudit jardinier sous la forme de séquences spaciales et temporelles. Une vraie mise en scène animée ! Il s'est affranchi de l'enchaînement des textes de Sima Guang et de la description spaciale (nord-sud-est-ouest) qu'il en a donnée dans son Essai, pour assembler esthétiquement les différentes parties de son jardin et pour bien illustrer la diversité, le raffinement, le style d'une vie simple voulu par l'érudit. Sur les hauteurs de son jardin, il est possible de se représenter Sima Guang entrain d' observer le spectacle des montages, de çi il s'éjouit des plaisirs de la pêche dans sa hutte en bambou, de là prenant soin de lui, en majesté dans son bosquet de bambous qu'entourent des carrés de plantes médicinales, tandis que des jardiniers s'affairent à l'entretien des massifs de fleurs et que d'autres ouvriers, un peu plus loin s'activent à la taille et la tranplantation des bambous. On peut imaginer aussi le lettré, à un autre moment, se consacrer dans sa bibliothèque de plein air à l'écriture...Ici tout n'est que calme, nature et beauté, "loin" des turbulences de la vie publique. L'équilbre retrouvé de l'érudit-jardinier semble résulter d'une vie en harmonie avec la nature, faite de joies simples, d'activités ludiques, de sensualité, d'amitié mais aussi de précieux moments consacrés à l'étude, la méditation et la réflexion. Le jardin représenté par Qiu Ying exprime bien de façon paisible et colorée tout l' art de vivre du sage confucianiste qu'était Sima Guang.
Le belvédère pour admirer les montagnes (jianshan tai)
Le pavillon pour les soins à apporter aux fleurs (Jyaou pu)
Les (120) parcelles pour la cueillette des herbes médicinales (caiyao pu)
L'aire de plantation des bambous (zhongzhu zhai), la hutte de pêche (diaoyu an), le cabinet de lecture (dushu tang)
Le pavillon des jeux aquatiques (nongshui xian)
L'Essai de Sima Guang
Dans son Essai "Le Jardin de la joie solitaire", titre choisi selon une expression empruntée à son maître à penser Confucius, Sima Guang décrit le plaisir qu'il a trouvé à créer et à nommer chaque section de l'espace.
Mencius [important penseur et éducateur chinois confucéen] a dit : "S'amuser tout seul n'est pas aussi bon que de s'amuser avec les autres, s'amuser avec quelques-uns n'est pas aussi bon que de s'amuser avec le plus grand nombre. De telles joies sont réservées aux princes et aux hommes éminents, mais pas aux pauvres et aux personnes de rang inférieur". Confucius a dit : "Même ceux qui ne mangent que des légumes et ne boivent que de l'eau, et qui utilisent leur bras plié comme oreiller, peuvent y trouver du plaisir." Yen-tzu [l'élève de Confucius] ne consommait qu'une mesure de riz, mais cela diminuait sa joie. Telles sont les joies des saints et des sages ; elles ne peuvent être atteintes par les simples. Le petit oiseau dans le bois n'a besoin que d'une branche pour construire son nid. Le tapir ne boit pas plus de la rivière qu'il n'en a besoin pour étancher sa soif. Chacun prend ce dont il a besoin et est satisfait. C'est ainsi aussi que ce vieil homme stupide a trouvé son plaisir.
En la quatrième année de l'ère Ning-hsi [1071], je me suis installé à Loyang, et en la sixième année, j'ai acheté une terre dans la partie nord de Tsun-hsien avec l'intention de la transformer en jardin. J'y ai érigé un cabinet, où j'ai rassemblé cinq mille volumes ; je l'ai appelé "Cabinet de lecture".
Au sud de celui-ci se trouvait un autre bâtiment. En dessous, l'eau était amenée à un étang carré de trois pieds de large et trois pieds de profondeur par cinq ruisseaux, qui ensemble formaient comme une patte de tigre, et de là, elle coulait vers le nord jusqu'aux marches du bâtiment où elle apparaissait et coulait sous la forme d'une trompe d'éléphant. Elle se divisa ensuite en deux bras qui embrassèrent les quatre côtés du bâtiment et se retrouvèrent dans l'angle nord-ouest. Il était appelé "Pavillon des jeux d'eau".
Plus au nord se trouvait un étang, et au milieu de celui-ci se trouvait une île sur laquelle j'avais planté des bambous en forme de d'anneau de jade (un anneau plat avec un trou au centre) d'une circonférence de trente pieds. Lorsque les sommets ont été reliés, il s'est formé, pour ainsi dire, une tente de pêcheur, qui s'appelait "La cabane du pêcheur à la ligne".
Au nord de l'étang se trouvait un long bâtiment avec six baies recouvertes d'un épais chaume comme protection contre le soleil brûlant. L'entrée faisait face à l'est, mais les côtés nord et sud étaient tous deux pourvus de porches à piliers et de fenêtres, qui invitaient à des vents rafraîchissants. Devant et derrière ce bâtiment, j'ai planté de nombreux bambous magnifiques, qui offraient une protection contre la chaleur. Cela s'appelait "Studio de la Bambouseraie".
Le terrain à l'est de l'étang était divisé en cent vingt petits carrés contenant diverses sortes d'herbes médicinales, toutes munies d'étiquettes. Au nord de cette herboristerie, des bambous étaient plantés sur un terrain carré de trois mètres de côté, et lorsque leurs cimes étaient reliées entre elles, une cabane était formée ici. De là menait une galerie de promenade composée de rangées de bambous, envahis par des plantes rampantes. Un certain nombre de plantes médicinales formaient des barrières de chaque côté. L'endroit était appelé "Jardin des herbes médicinales".
Au sud de ce jardin, il y avait six enclos pour les pivoines et les mutan [pivoines arbustives] et de nombreuses autres sortes de fleurs, mais chaque espèce n'était représentée que par deux spécimens, pour représenter son nom et sa forme. Au nord de ce jardin se trouvait un pavillon appelé "Kiosque pour l'arrosage des fleurs".
La ville de Loyang est située non loin des montagnes, mais on ne peut pas les voir à cause des arbres feuillus. J'ai donc construit une terrasse avec un pavillon, d'où l'on pouvait voir Wan-an et Huan-yiian et même jusqu'aux montagnes Fai-shih. Elle s'appelait "Terrasse pour la contemplation des montagnes".
Je passe beaucoup de temps dans la salle de la bibliothèque, où les grands maîtres sont mes professeurs et les sages sont ma compagnie, à étudier l'origine de la vertu et de la droiture, et à lire le lien entre les rites et la musique. Je prends alors conscience des causes de toutes choses, depuis l'époque où aucune forme n'existait, au-delà des limites de l'univers. Le seul problème est que je n'ai pas suffisamment appris, mais que pourrais-je demander aux autres ou attendre de l'extérieur ?
Quand je me fatigue [de mes études], je prends ma canne à pêche et je vais pêcher, ou bien je vais cueillir des herbes médicinales avec ma longue cape, ou bien je creuse des canaux pour conduire l'eau aux fleurs, ou bien je prends la hache pour tailler les bambous. Je me lave les mains de la chaleur, je me rince les mains, et je monte sur une éminence d'où l'on a une vue large. Ainsi, je me promène à ma guise quand je ne suis pas occupé autrement. La lune apparaît souvent, brillamment claire, et le vent apporte la fraîcheur. Personne ne peut m'empêcher de divaguer ou de me reposer ; mes oreilles et mes yeux, mes poumons et mes entrailles sont entièrement à moi et je ne dépends que de moi-même. Je ne connais pas de plus grande joie entre le ciel et la terre ; c'est pourquoi j'appelle mon jardin Du Le Yuan, “Jardin de la Joie Solitaire.”
Quelqu'un a dit au vieil homme stupide [Sima Guang prend de la distance avec lui-même] : "Pour autant que je sache, un gentilhomme partage ses plaisirs avec les autres, mais tu gardes tout pour toi ; est-ce que cela peut être vrai ? Ce à quoi le vieil homme répond : "Je suis un vieil imbécile, comment pourrais-je être comparé à un vrai gentilhomme ? Mes plaisirs ne sont pas riches, comment les partager avec les autres ? Ils sont maigres et simples, d'un genre méprisé par le monde. Même si je les offrais aux autres, ils ne seraient pas acceptés. Pourquoi devrais-je essayer de les imposer aux autres ? Mais s'il y a quelqu'un qui souhaite vraiment partager de tels plaisirs avec moi, alors je lui souhaite la bienvenue avec respect, les mains levées, et je ne garde pas tout pour moi "
A ce propos John Finlay, chercheur associé du Centre d'études sur la Chine moderne et contemporaine du CNRS, observe que le texte anglais figure dans l'ouvrage de référence sur l'art des jardins chinois d' Edwin T. Morris, The Gardens of China: History, Art, and Meanings (New York : Charles Scribner's Sons, 1983) aux pages 80-81. Et l'auteur précise que le texte est basé sur la traduction publiée par Osvald Sirén, Gardens of China (New York : The Ronald Press Company, 1949), pp. 77-78, avec des adaptations.
Le Jardin de la Joie solitaire vu par Su Shi
Le Jardin de la Joie Solitaire selon Su Shi
Su Shi était probablement ce que l'on appelle aujourd'hui un polymat : les talents de ce lettré étaient multiples (poésie, calligraphie, peinture, gastronomie). Son érudition lui avait permis de réussir les concours pour devenir haut fonctionnaire.) Fidèle ami et partisan de la ligne politique défendue par Sima Guang (qu'il nomme junshi) en opposition au réformateur, mais aussi immense poète, Wang Hanshi, Sima Guang n'a pas manqué de lui envoyer sa "Description du Jardin de la Joie Solitaire", son célèbre jardin qu'il avait créé à Luoyang, deuxième capitale de la Chine sous les Song du Nord. Su Shi, lui-même évincé ( banni et exilé) du conseil de l'empereur, exhorte implicitement Sima Guang à sortir de sa retraite et à participer, à nouveau, au gouvernement. Ce poème nous intéresse sur l'idée que Su Dongpo (autre nom du poète) se fait de son ami dans sa retraite de jardinier et de mémorialiste. Avec humour, Su Shi met bien en évidence la solitude apparente voire paradoxale de Sima : son jardin est certes un lieu de ressourcement, un havre d'apparente oisiveté mais en même temps c'est aussi un lieu de rencontre de ses amis. Sa solitude est loin de le faire oublier, bien au contraire ! Alors il n'y a qu'un pas à franchir pour qu'il revienne au pouvoir. Ce qu'il fera, non sans hésitation.
"Le jardin de la joie solitaire de Sima Junshi"
Au-dessus de votre demeure, il y a des montagnes vertes ;
Au-dessous d'elle, des rivières y coulent.
À l'intérieur, il y a un jardin de cinq mu,
Où les fleurs et les bambous sont à la fois élégants et sauvages.
Le parfum de la fleur assaille votre canne et vos souliers;
La couleur du bambou envahit votre tasse et votre cruche.
Avec des gobelets de vin, vous profitez de la fin du printemps ;
Avec des jeux d'échecs, vous passez le long été.
Luoyang a vu beaucoup de gentilshommes depuis les temps anciens ;
Ses coutumes sont toujours aussi nobles aujourd'hui.
Restez chez vous, Monsieur, et ne sortez pas !
Pourtant, vous attirez tous les membres des cercles amicaux de Luoyang.
Bien que vous partagiez votre joie avec tout le monde,
Il y a quelque chose dans lequel vous vous éjouissez dans la solitude.
Votre talent est parfait ; mais vos vertus ne s'expriment plus au dehors ;
Vous êtes fier d'être connu par peu de gens ;
Pourquoi, parlez-vous de la solitude ?
Les quatre mers se tournent vers vous pour vous édifier.
Les enfants chantent junshi ;
Les fantassins connaissent Sima.
Où vous tournerez-vous avec tout cela ?
Le créateur-de-toute-chose ne vous laisserait pas partir.
La gloire nous poursuit.
Telle est la peine infligée par le Ciel.
En tapant dans mes mains, je me moque de vous, Monsieur,
Pour avoir imité les sourds et les muets pendant des années.
Bibliographie Jardins des lettrés chinois et Jardins anglo-chinois
La présente bibliographie rassemblent les sources, les plus cruciales à nos yeux, en langue française et anglaise qui nous donnent à réfléchir sur certains traits significatifs de l'esprit des jardins anglo-chinois en France. C'est une sélection sous l'angle exclusif des représentations en France et en Chine des jardins chinois. Nous aurons l'occasion d'évoquer comment les anglais ont perçu les jardins chinois (Kent, Temple, Walpole...) et les jardins français anglo-chinois et comment en France les concepteurs de jardins de la fin du XVIIIe et du XIXe ont pu s' inspirer des jardins anglo-chinois d'outre-manche !.
Sur les Jardins Chinois
(à complèter)
Métailié Georges. Lettrés jardiniers en Chine ancienne. In : Journal d'agriculture traditionnelle et de botanique appliquée, 37ᵉ année, bulletin n°1,1995. pp. 31-44.
Morris Edwin T, The Gardens of China: History, Art, and Meanings (New York : Charles Scribner's Sons, 1983.
E. Harrist Robert E. Jr., “Site Names and Their Meanings in the Garden of Solitary Enjoyment,” Journal of Garden History, vol. 13, n° 4 (October–December 1993), pp. 199–212.
Sherman E. Lee - The Garden of Solitary Pleasure, painting by Qiu Ying, (extrait d'un catalogue d'exposition Circa 1492 : Art in the Age of Exploration.)
Sur la représentation pictorale du jardin de Sima Guang
Brash Carol Sue - Keeping the Past Present: Representations of Ming Dynasty Gardens, mémoire université du Minnesota pour un doctorat de philosophie, 2012.
Sur les jardins anglo-chinois en France au XVIIIe et XXe siècle
Watelet et les jardins pittoresques